9.7.11

Tu m'donnes le mal




Il y a peu, j'ai été témoin de deux scènes de vie.
Dans chacune d'elle, un homme était là, un homme qui semblait ne pas être à sa place, comme un acteur imposteur, comme s'il voulait être ailleurs.
Je me suis alors interrogée sur les "comment" et les "pourquoi" qui les ont mené là. A quel moment de leur vie tout a basculé et quelles sont les causes de leur apparente résignation.
Je n'ai pas les réponses, seules les questions demeurent mais tout ce que je sais, c'est que cela m'a renvoyé de manière évidente à ma propre vision de vie. Serais-je un jour confrontée à un tel constat, vais-je me sentir "à côté" du chemin en tentant désespérément de me souvenir du moment où je me suis égarée, du carrefour qui malgré moi m'a trompé ?



En attendant, tout en espérant que ce moment n'arrive jamais, je savoure la sensation délicieuse d'être à ma place dans ma propre existence, d'être en phase avec mon âge, mes choix et mes émois.
Je crois que je peux l'affirmer, malgré mes doutes, mes manques et mes peurs, oui je me sens heureuse et me souhaite que cela dure longtemps, très longtemps encore, le plus longtemps possible...



Le vieux beau

Ce dimanche là j'avais travaillé toute la journée. Vingt heure, je quitte mes obligations professionnelles sans aucune envie de me préparer à manger. Je décide donc de me rendre dans un petite pizzeria de mon quartier afin de me choisir une pizza à emporter.
C'est un restaurant italien bien modeste à la décoration simple et laide, des nappes bon marché bariolées, des chaises en plastique, même à l'intérieur, une salle étroite et bruyante remplit d'une clientèle de quartier.
Néanmoins une chaleur évidente se dégage de l'endroit, portée par le tenancier à l'accent du pays, un homme grand, presque chauve, un homme très souriant. Les pizzas y sont délicieuses, elles ont la vraie saveur de l'Italie.
Le restaurant est bondé, la serveuse est énervée, les bons de commandes jonchent le bar, il y en a partout dans un désordre néanmoins contrôlé.
A ma gauche, une famille nombreuse qui se retrouve ici pour clôturer un week-end bien rempli, on perçoit la chaleur et la bonne humeur, on ressent aussi l'aspect exceptionnel de cette sortie, j'imagine le patriarche annoncer à ses troupes "ce soir les enfants, on va au restaurant !".
Juste à côté, l'ami du patron, lunettes de soleil vissées sur le nez, partageant une bière avec son copain de palier, s'extasiant sur le moteur vrombissant de son bolide garé juste devant le restaurant.
Et puis, parsemés un peu partout, des personnes âgées, très âgées, seules, chacune à leur table, brisant ici la solitude qui emplit leur vie depuis leurs statuts de veufs ou de veuves. Leurs palais explosent dans les saveurs qui ravivent leurs sens, la nourriture étant devenue un de leur unique plaisir dans le crépuscule de leurs vies bien remplies. Ce n'est pas pathétique, c'est touchant, je ne les ressens pas malheureuses, ça me rassure un peu.
Et puis il y a cette table, juste devant le bar, juste devant moi qui attend là, dévisageant ces vies en vitrine, moi faussement sage, carrément voyeuse.
Attablés là, trois personnes : un homme, la soixantaine, grand, élégant, chic même, un vieux beau comme je les appelle. Il doit être médecin, chirurgien, dentiste, juge ou je ne sais quoi encore. Face à lui, sa femme, le genre de femme qui devait être belle avant mais que les années ont fini par rattraper, épaississant sa silhouette, ternissant sa chevelure, vieillissant son allure. A côté d'elle sa mère, un femme très âgée, presque sourde et dont la main tremblante a bien du mal à trouver la bouche à nourrir. La femme parle à sa mère les lèvres collées à son oreille ridée, l'aide à manger doucement, très doucement, son statut de fille s'est envolée il y a bien longtemps, en même temps que sa beauté. C'est elle la mère de sa mère désormais, statut qu'elle assumera jusqu'au trépas de cette dernière. Les deux femmes me tournent le dos, face à moi le visage du vieux beau. Il les observe silencieusement, puis il regarde son téléphone, guette un message peut-être ou bien simplement l'heure qui annoncera la fin de son supplice. Dans ses yeux rien, aucune tendresse, aucune compassion, juste l'ennui et le désenchantement. Il voudrait être partout sauf ici : dans les bras d'une maîtresse,  au golf entre amis, ou même seul dans sa résidence secondaire normande. Il s'adosse, se redresse, puis s'adosse à nouveau, mal à l'aise, son agitation traduisant presque de la détresse. Il lève les yeux, croise les miens, ma pizza est prête, je remercie et souris, puis pivote et me dirige vers l'exterieur. Dans le reflet de la baie vitrée je remarque qu'il suit ma sortie avec l'envie de l'échappée, il ne se lèvera pas, il restera là avec son coeur froid, face à elles, face ses doutes, face au leurre magnifié d'un cruel fantasme de liberté.



L'homme de l'hystérique

En voiture avec une amie, nous cherchons désespérément une place avant de regagner le restaurant qui accueillera nos papotages d'un soir. Le quartier piétonnier choisi ne nous facilite pas la tâche, cela fait une demi-heure que nous tournons en rond et pas l'ombre d'un espace libre pour ranger ce satané véhicule, nous regrettons nos vélos...
Agacées et impatientes, nous pénétrons dans un parking étroit, à deux pas du restaurant, autant dire qu'il y a très peu de chances que nous trouvions notre bonheur ici, tans pis, on tente ! La voiture avance très doucement dans l'allée centrale mais le miracle n'a pas lieu et nous arrivons au bout, dépitées, sans aucune possibilité de se garer. Demi tour, nous remontons l'allée. Face à nous une voiture arrive, nous nous retrouvons face à face, à l'arrêt. Mon amie et moi choisissons stratégiquement l'endroit de notre immobilisation, le passage est étroit mais une petit niche située à notre gauche permettra de faciliter la manoeuvre de croisement. Néanmoins, la voiture qui nous fait face reste immobile, un homme est au volant. Quelques secondes passent, toujours pas de réaction. En coeurs, instantanément, nous encourageons les occupants à avancer en agitant nos bras et en scandant dans un sourire "allez-y ça paaaaaaasse". Nous étions loin d'imaginer ce que nos encouragements allaient provoquer...
La femme assise à côté du conducteur fût prise soudain de spasmes énervés, criant, gesticulant sans que nous ne puissions entendre le moindre son. Le conducteur lui, enclenche la première vitesse et entreprend d'avancer de quelques centimètres. Quel mal lui prît, le pauvre... La femme se jette sur le frein à main, stoppe brusquement le véhicule et éjecte l'homme de la voiture en le poussant violemment dans des cris stridents. N'en pouvant plus, l'homme dont les tympans devaient friser l'acouphène, s'extirpe de l'habitacle. Il doit avoir bientôt cinquante ans, l'allure est cool, élancée, décontracté et dans son visage, pourtant très agacé, on peut deviner des traits ouverts et sympathiques.
Le femme, le faciès sec et tiré,  prend sa place, se cramponne au volant et refuse d'avancer. Nous, médusées par la scène, hésitons encore entre rire et stupéfaction muette. Dès que nous tentons un petit geste en sa direction afin d'essayer de la persuader d'avancer, la femme recommence à s'agiter, à hurler, comme possédée.
Après quelques minutes et quelques tentatives désespérées l'issue stérile semble évidente.
Je décide alors de sortir du véhicule pour entamer le dialogue (oui je sais, j'aime le risque...). Je vous laisse imaginer l'accueil qui me fût réservé, mais restant d'un calme olympien, l'hystérique n'eu d'autres choix que celui de baisser la voix. J'entame donc une délicate négociation qui se solde par une demi échec. Elle accepte d'avancer sous des conditions que mon amie refuse...
Entre temps, l'homme s'est installé sur le trottoir et a allumé une cigarette, regardant en silence le ridicule de la scène que lui impose sa moitié. Je le rejoins, allume une cigarette à mon tour et m'assied à côté de lui. Nous restons silencieux les premières secondes, en expirant bruyamment la fumée de chacune de nos bouffées, les yeux fixés sur les deux véhicules face-à-face. Puis, me tournant enfin vers lui, j'engage franchement la conversation :
- "J'ignore pourquoi votre femme est hystérique à ce point, en tous cas je crois que vous allez passer une soirée difficile, je vous souhaite bon courage. Pensez-vous qu'il soit possible que vous repreniez le volant ?"
Tout en gardant le visage figé, les yeux toujours fixés sur elle, il me répond en haussant la voix afin qu'elle puisse entendre :
- "Mais elle n'est pas hystérique, elle est casse-couilles, elle fait chier son monde à longueur de journée, c'est tout ce qu'elle sait faire, emmerder le monde, TU M'EMMERDES, tu NOUS emmerde tu entends ? Alors putain ferme-là et AVANCE !!!!"
Puis il ajoute, presque en chuchotant :
- "Impossible de reprendre le volant, c'est sa voiture..."
Son aveu public me glace.
Le silence à nouveau.
Les voitures commencent à arriver derrière elle, l'atmosphère s'alourdit de plus belle.
Soudain, venu de nulle part, un petit homme, un cabot sous le bras, prend connaissance de la situation sans avoir été témoin du passif buté de notre duel immobile. Naturellement et le plus aimablement du monde, il aborde la conductrice en lui affirmant, bien évidement, qu'elle peut s'engager presque les yeux fermés. En retour, des cris décoiffants, des insultes, des hurlements. Le petit homme, bouche bée, choisi de continuer son chemin en marmonnant à notre attention :
- "Mon Dieu, faut qu'elle se calme la dame, on a pas idée de se mettre dans un état pareil !".
Ce témoin improvisé ne saura jamais que c'est finalement grâce à lui que cet imbroglio va se dénouer car l'hystérique doit bien se rendre à l'évidence et se soumettre à l'avis général. Elle avance enfin et passe à côté de nous sans le moindre encombre.
L'homme me regarde, ses yeux sont vides, il aspire une dernière bouffée puis l'expire longuement, comme si la fin de cette cigarette annonçait l'échafaud. Il jette le mégot, me souhaite une bonne soirée et s'installe lentement à la place du mort, du côté passager.






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4 commentaires:

  1. Anonyme9.7.11

    Quand l'autre nous emmène dans son tourbillon égoïste, aime, puis joue de nous, c'est alors qu'on pense s'être égarée, s'être trompée,...mais quand on revient, qu'on se retrouve confiante on sait que notre place était la bonne; c'est l'autre qui nous a "perdu" dans son propre jeu.
    Quant au vieux beau, peut-être a t-il connu "je l'aimais" (Anna Gavalda), et vit encore les regrets qui ont eu raison du risque qu'est l'amour.Le choix...
    Comme c'était agaçant et drôle à la fois de voir cette femme au volant, bien sous toute couture en apparence mais au mental si fou,.. mais quel désolation de voir que l'homme de l'hystérique fasse le choix d'aimer "ça".
    Est-ce si difficile de se dire "j'ai droit au bonheur, et je le veux" ?
    Kiss, Val

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  2. maman9.7.11

    on vit ces scènes au fil de la lecture et "le film de la vie" se déroule si aisément
    mais au-delà des apparences, qui sont-ils en fait ? ce vieux beau et cette hystérique ont dû aussi être amoureux , chacun, au tout début de leur histoire de couple et puis les déceptions, les désillusions, la routine et l'âge sont arrivés ...
    les situations nous paraissent pathétiques ou cocasses parfois mais c'est le temps qui les a engendrées
    qu'avons-nous été, qui sommes-nous et qui deviendrons-nous ?
    puissent les évènements nous épargner ces caricatures ...

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  3. le debut d'une serie de petites nouvelles? continue! c'est passionnant x

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  4. Monique10.7.11

    Je me languissais d'avoir de tes "nouvelles".
    Il y a de la tristesse dans ces vies, chacun dans leur tête tourne en rond. Il est déjà trop tard ! Ils ont oubliés, d'être, soi, de se toucher, d'avoir le courage de dire non, de faire de grandes choses, d'être en quête d'un vertige, d'exister avec l'autre, ils sont rentrés dans une guerre verbale avec les autres et non face à eux-mêmes, oui c'est lamentablement triste et cocasse à la fois d'en être le témoin. Merci à cet oeil aiguisé et pointu qui permet de nous interroger et quelle main élégante !

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